Lorsque à quelques ami-e-s nous débarquons à Nancy fin avril 1977 pour le Festival mondial de théâtre, tout le monde parlait de Pina Bausch, le spectacle "à voir", qui était au grand théâtre. Plus de place, nous avons pris ce qui restait : de la danse aussi.
Inoubliable. Dans un cinéma : une danseuse vétue d'une tunique blanche pour tout décor, virevoltait, s'élevait, accélérait, jaillissait (scène et allée), roulait à terre..., énergie, ode à la liberté d'être, un solo non stop qui nous a tenu en haleine sur le Carmina Burana de Carl Orff, extraits, (in Koremblit).
Il s'agit de Iris Scaccheri (1939 - 2014) argentine de La Plata. A l'opposé de l'Allemagne et de la France (où l'élite de "pendant" et "après" la guerre en majorité n'a guère changé, ex. : "il n'y a que 65 % de d'anciens nazis dans mon ministère" a dit W. Hallstein en 1952 quand secrétaire d'Etat, qui lui-même a scrupuleusement servi le 3è Reich et qui va être le premier président de la commission de la CEE de 1957 à 1967), la période de la fin de la guerre aux années 1960s a été un âge d'or de la danse contemporaine en Argentine. En 1938, et jusque en 1948 le Colón teatro de Buenos Aeres a embauché Magarethe Wallmann comme chorégraphe. C'est une élève de la première heure de Mary Wigman (après avoir eu une formation ballets classiques) puis directrice de la Wigman Schule de Berlin et chorégraphe d'un Orpheus Dionysos au Congrès de la danse de Munich 1930 (où elle dansait, avec Ted Shawn, Jean Weidt...). A Cause d'un accident elle-même a été contrainte d'arrêter de danser, et se consacre dès lors à la chorégraphie et la direction artistique. Elle dirigeait le ballet de l'Opéra de Vienne lorsque en 1938 l'Anschluss l'obligera à émigrer, sachant qu'après la guerre (1949), elle deviendra Directrice du ballet de la Scala de Milan (etc.). Quelqu'un comme elle apportait une grande ouverture à la danse en Argentine (là). Ainsi l'américaine Miriam Winslow (élève de la Denishawn school co-fondée par Ruth St. Denis et Ted Shawn lui-même proche de M. Wallmann) a tenu à Buenos Aires une cie professionnelle de 1944 à 1946. Et une de ses élèves d'origine allemande Renate Schottelius qui avait fuit Berlin à 16 ans en 1936, qui va alors prendre des classes aux USA avec Hanya Holm (élève de la première heure de M. Wigman) et Martha Graham, crée un foyer de danse moderne en Argentine (Grupo Experimental de Danza Contemporanea, GEDC).
Jeune I. Scaccheri a pris des cours avec Ingeborg/Inx Bayerthal. C'est une allemande (1905-1986) formée aux gymnastiques des Rudolf Bode, Hedwig Hageman et Rudolf Laban, influencée de rythmique Dalcroze. Emigrée en Uruguay en 1936, elle propose dans son Institut de Montevideo la gimnasia consciente (spécifique à elle : conscience de sa personne : muscles, tension-relaxation, expression-poétique corporelle, libération..., peut aussi être thérapeutique; elle pouvait délivrer un diplôme d'expression corporelle, rythme et psychomotricité; Ferrari 2014). Montevideo n'est pas très loin, de l'autre coté du golfe Rio de la Plata. L'Institut était connu et I. Bayerthal connaissait certainement Dore Hoyer.
En 1960-61 au theatro argentino de La Plata I. Scaccheri est prise par l'allemande expressionniste Dore Hoyer dans la troupe qu'elle forme, et le contrat (gouvernemental) se termine (1961) par des spectacles à la Plata et Buenos Aires.
A partir de 1962 I. Scaccheri produit ses propres solos (six) qu'elle danse à la Plata et Buenos Aeres en 1963 et 1965 .
Au début des années 1960 elle commence des tournées en Europe. En 1966 elle présente un long solo sur le Carmina Burana de Carl Orff, qu'elle reprendra au cours des années (Lemus 2023).
De l'été 1967 à sept. 1968 I. Scaccheri est en tournée en Europe "pendant laquelle elle a dansé dans différents théâtre d'Allemagne, de Belgique, France, Italie et Espagne" (Lemus 2023, p. 190).
C'est donc au début de cette tournée qu'elle a re-travaillé avec Dore Hoyer. En effet Hardt (2015, p. 195) rapporte : "Dans le cas de [Susanne] Linke la reconstruction [de Afectos Humanos de D. Hoyer] a été initiée par Iris Scaccheri, une danseuse argentine qui a appris ces danses peu de temps avant que Dore Hoyer ne se suicide en [31 déc.] 1967."
(S. Linke a re-interprété avec son recul les danses de Afectos Humanos en 1987-88, en Allemagne, USA, France, Japon...; en 1983 elle était au teatro San Martin de Buenos Aires) et : "A sa mort, Hoyer a laissé à Scaccheri ses chorégraphies. Des années plus tard, Iris reprendra le "Bolero" et à Berlin l'auditoire lui fera une large ovation" (Lemus 2003, p. 30).
Fin 1969 I. Scaccheri composera Oye Humanidad ("Écoute, humanité"), en 15 scènes, qu'elle présentera en Argentine et en Europe (Lemus 2023 p. 194), puis vers la fin de 1970 "Se Hizo carne" ("Cela se matérialise") (Lemus 2023, p. 196).
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Dore Hoyer (1911-1967) d'une famille ouvrière de Dresden est de la deuxième génération de l’expressionnisme allemand qui a connue le régime nazi, la guerre, et l'extinction de la danse expressionniste. Elle a fait à Dresden une formation de type Hellerau-Laxenburg (1927-28) puis a étudié un an avec Gret Palucca, a fait son premier solo à Dresden en 1933 et a dansé parmi le groupe de danse de M. Wigman à Dresden en 1935-36, est dans le Deutsche Tanzbühne en 1940-41. Après la guerre, avec les moyens du bord elle a constitué avec Mathilde Thiele (1907-2002, une miraculée de la tempête de feu; à gauche dans Losbruch ci-dessous) au parcours proche, une troupe de danse (dissoute en 1948 pour raisons financières) qui travaillait dans la seule pièce non détruite, sans fenêtres, de la Wigman Schule. En 1946 la troupe performe dans la ville de Dresden en ruine un cyle "Tänze für Käthe Kollwitz", expression de la conscience féminine face à la souffrance de la famille humaine : inspiration, Losbruch (rupture), Gesprach mit dem Tode (Conversation avec la mort) solo de D. Hoyer, Stille (duo), Carmagnole, Mutter (groupe et duo), Das Warten (l'attente), Signale et Weg in die freiheit (chemin de la liberté) (les artistes bénéficiaient par chance d'une protection particulière dans l'après guerre allemand coté soviétique).
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De 1949 à 1951, Dore Hoyer dirige l'Opéra ballet de Hambourg. Puis elle se tourne vers les tournées (surtout) en Amérique latine avec son musicien Dimitri Wiatowitsch, rencontre un vif succès à Buenos Aires en 1952, 1953, 1955 et 1958 avec ses nombreux solos. En 1960 le ministère d'éducation de la province de Buenos Aires lui offre un contrat d'un an pour enseigner et former une compagnie au theatro argentino à la Plata. Dans sa troupe : Iris Scaccheri, Oscar Araiz, Lia Jelin, Suzana Ibanez, Susana Zimmermann... Elle y retourne en 1963 avec encore salles combles. En 1964 elle a proposé un autre projet à l'Institut privé di Tella (Buenos Aeres) mais qui ne s'est pas réalisé.
En Allemagne, en 1957 elle a dansé le rôle de la vierge choisie dans la mise en scène du "Sacre du printemps" chorégraphié par Mary Wigman à Berlin (dernier succès de M. Wigman). Mais dans la deuxième moitié des années 1960s, elle n'arrive pas à vivre de sa danse dans son pays (continue des tournées, elle est par ex. à Kabul en oct. 1966 via le Goethe Institute). La mode artistique en Allemangne d'après guerre avait basculé vers le ballet classique à sa grande incompréhension. Parmi ses solos, il y avait celui de 25 minutes sur le Boléro de Ravel.
C'est parce qu'il y a un vieux film que les plus connues aujourd'hui sont les 5 danses de 4 mn du "cycle" Afectos humanos (émotions humaines) créés à Berlin en 1962 : Eitelkeit (vanité), Begierde (désir), Angst (peur), Hass (haine) et Liebe (amour). Les brefs extraits ici sont muets alors que ces danses sont trés liées à la musique qui va avec (souvent percusssions) :
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• Pina Bausch (1940-2009) a réussi à re-greffer la danse-théâtre à Wuppertal (à l'Est de Düsseldorf) et est présentée à Nancy en 1977 comme le grand retour après tant de persécutions puis oubli du théâtre dansé expressionniste allemand (elle a été longtemps à l'école de Kurt Jooss à Essen, a dansé dans ses pièces (là), a été aussi à différentes écoles à New York et autres).
C'est donc bien dans l'Allemagne, à Wuppertal le 03 déc. 1975 puis à Köln, qu'elle avait présenté sa chorégraphie du Sacre du printemps de Stravinsky qui figurait notamment au programme à Nancy-1977 (livret : un supposé/imaginé rituel paganiste russe sorti de l'origine des temps : pour marquer l'arrivée du printemps : des jeunes filles vierges dansent pour désigner celle qui va être "l'élue" sacrifiée en une danse dionysiaque) : ici (Tanztheater Wuppertal, in ZDF produktion 1978).
En 1978, elle présentera "Cafe Müller" : là.
Puis les productions suivront (là), en 2006 il y aura Vollmond ("Pleine lune" : extraits, in Wenders 2011). Et ici quelques petites frivolités de danseu/se/r/s de sa troupe à Wuppertal (in Wenders 2011).