Les racines expressionnistes allemandes peu connues de la Danse contemporaine rencontrée en France dans les années 1970s

troisième partie

(deuxième partie ici)

La danse expressionniste allemande exilée

Lorsque à quelques ami-e-s nous débarquons à Nancy fin avril 1977 pour le Festival mondial de théâtre, tout le monde parlait de Pina Bausch, le spectacle "à voir" donc plus de place. Nous avons pris ce qui restait : de la danse aussi.
Inoubliable. Dans un cinéma : une danseuse vétue d'une tunique blanche pour tout décor, virevoltait, s'élevait, accélérait, jaillissait, roulait à terre... L'attention était absorbée par cette énergie, cet ode à la liberté d'être, un solo non stop qui nous a tenu en haleine sur le Carmina Burana de Carl Orff. Il y a ces quelques petits fragments (ici collés, musique pas synchro) d'elle dans son Carmina Burana :

petit extraits Carmina B. par I. Scaccheri
petits extraits de Iris Scaccheri dans son solo de Carmina Burana de C. Orff (in Tresoriere 2008)

Il s'agit de Iris Scaccheri (1939 - 2014) argentine née à La Plata (50 km SE de Buenos Aires) d'une famille de musique, père violoniste, 2 sœurs musiciennes, une autre avec une thèse de français. Elle a commencé à fréquenter à 6-7 ans les "Escuela de Bellas Artes" et "Escuela de danzas classicas de teatro argentino" à La Plata avec des cours incluant danses arabes, folkloriques, espagnoles (Flamenco, elle joue castagnettes et guitare) et danse classique (bien implantée en Argentine avant la guerre) (Lemus 2023, p. 204).
A l'opposé de l'Allemagne et de la France, la période de la fin de la guerre aux années 1960s a été un âge d'or de la danse moderne en Argentine. En 1938, et jusque en 1948 le Colón teatro de Buenos Aeres a embauché Magarethe Wallmann comme chorégraphe. C'est une élève de la première heure de Mary Wigman (après avoir eu une formation ballets classiques) puis directrice de la Wigman Schule de Berlin et chorégraphe d'un Orpheus Dyonysos au Congrès de la danse de Munich 1930 (où elle dansait, avec Ted Shawn, Jean Weidt...). A Cause d'un accident elle-même a été contrainte d'arrêter de danser, et se consacre dès lors à la chorégraphie et la direction artistique. Elle dirigeait le ballet de l'Opéra de Vienne lorsque en 1938 l'Anschluss l'obligera à émigrer, sachant qu'après la guerre (1949), elle deviendra Directrice du ballet de la Scala de Milan (etc.). Quelqu'un comme elle apportait une grande ouverture à la danse en Argentine (). Ainsi l'américaine Miriam Winslow (élève de la Denishawn school co-fondée par Ruth St. Denis et Ted Shawn lui-même proche de M. Wallmann) a tenu à Buenos Aires une cie professionnelle de 1944 à 1946. Et une de ses élèves d'origine allemande Renate Schottelius qui avait fuit Berlin à 16 ans en 1936, qui va alors prendre des classes aux USA avec Martha Graham et Hanya Holm, crée un foyer de danse moderne en Argentine (Grupo Experimental de Danza Contemporanea, GEDC).

Jeune adolescente I. Scaccheri a pris des cours avec Ingeborg/Inx Bayerthal. C'est une allemande (1905-1986) formée aux gymnastiques des Rudolf Bode, Hedwig Hageman et Rudolf Laban, influencée de rythmique Dalcroze, émigrée en Uruguay en 1936, et qui propose dans son Institut de Montevideo la gimnasia consciente (spécifique à elle : conscience de sa personne : muscles, tension-relaxation, expression-poétique corporelle, libération..., peut aussi être thérapeutique; elle pouvait délivrer un diplôme d'expression corporelle, rythme et psychomotricité; Ferrari 2014). Lemus (2023 p. 30) écrit que Iris le fait à 14 ans (il est écrit moins précisémment à 17 ans à la p. 204, coquille ?, plusieurs fois ?). Montevideo n'est pas très loin, de l'autre coté du golfe Rio de la Plata. L'Institut était connu. I. Bayerthal connaissait certainement Dore Hoyer.
En 1960-61 au theatro argentino (et c'est à La Plata) I. Scaccheri est prise par l'allemande expressionniste Dore Hoyer dans la troupe qu'elle forme, et le contrat (gouvernemental) se termine (1961) par des spectacles au theatro argentino de la Plata et au grand Teatro Colón à Buenos Aires. Et à partir de 1962 I. Scaccheri produit ses propres solos (six) qu'elle montre au teatro Argentino de la Plata (aussi à l'Instituto Torcuato Di Tella, privé, à Buenos Aeres, ou était la danseuse Susana Zimmermann). Elle les dansera en 1963 et en 1965 au teatro Colón à Buenos Aires.
C'est dans ce début des années 1960 qu'elle commence ses tournées en Europe. Selon Lemus (2023, p. 31), quand en France, elle passait du temps dans le studio de peinture/graphisme de l'argentin Antonio Berni (1905-1981) à Paris. Cependant, dira-t-elle, ses compositions ont toujours été faites dans sa maison à elle, à La Plata. C'est en 1966 qu'elle présente pour la première fois un long solo sur le Carmina Burana de Carl Orff. Elle le reprendra à La Plata en 1968, 1972 et 1990 et au teatro Municipal General San Martin à Buenos Aeres (où M. Cunningham a donné 4 représentations en 1967) en 1972, 1976 et 1982 (Lemus 2023, p. 182).
De l'été 1967 à sept. 1968   I. Scaccheri est en tournée en Europe "pendant laquelle elle a dansé dans différents théâtre d'Allemagne, de Belgique, France, Italie et Espagne" ainsi qu'à Buenos Aires à son retour (Instituto di Tella) (Lemus 2023, p. 190). C'est donc au début de cette tournée qu'elle a re-travaillé avec Dore Hoyer. En effet Hardt (2015, p. 195) rapporte : "Dans le cas de [Susanne] Linke la reconstruction [de Afectos Humanos de D. Hoyer] a été initiée par Iris Scaccheri, une danseuse argentine qui a appris ces danses peu de temps avant que Dore Hoyer ne se suicide en [31 déc.] 1967." (S. Linke a re-interprété les danses de Afectos Humanos en 1987; en 1983 elle était au teatro San Martin à Buenos Aires) et : "A sa mort, Hoyer a laissé à Scaccheri ses chorégraphies. Des années plus tard, Iris reprendra le "Bolero" et à Berlin l'auditoire lui fera une large ovation" (Lemus 2003, p. 30). En 1969 I. Scaccheri fait une autre tournée en Europe dont au Volksbildungheim à Frankfurt. A la fin de l'année à Buenos Aires (Instituto di Tella) elle présente Oye Humanidad ("Écoute, humanité"), en 15 scènes. "Elle le présentera plus tard dans différents théâtres en Europe inclue "The Place" à Londres." puis en tournée dans des villes d'Argentine (Lemus 2023 p. 194). Vers la fin de l'année [1970] Iris Scaccheri a présenté "Se Hizo carne" ("Cela se matérialise") dans le Hall de Casacuberta du teatro San Martin [Buenos Aires]. Les revues de presse décrivent une réception chaleureuse pour ce travail dans lequel la danse semble être un moyen pour une expression rituelle du corps d'authenticité irrationnelle (Lemus 2023, p. 196).
I. Scaccheri est restée relativement en dehors des tracés commerciaux et des lieux élitiques, une avant-garde en dehors de l'avant garde. Elle a dansé dans les cafés, sur des places, dans des studios de télé, dans des musées...

Dore Hoyer
Dore Hoyer en 1952 (ph. Tita Binz, © ullstein Bild via Getty).
Iris Scaccheri
Iris Scaccheri en 1969 (in Lemus 2023)

Dore Hoyer (1911-1967) d'une famille ouvrière de Dresden est de la deuxième génération de l’expressionnisme allemand aux carrières sombres à cause du régime nazi et l'extinction de la danse expressionniste. Elle a fait à Dresden une formation de type Hellerau-Laxenburg (1927-28) puis a étudié un an avec Gret Palucca, a fait son premier solo à Dresden en 1933 et a dansé parmi le groupe de danse de M. Wigman à Dresden en 1935-36, est dans le Deutsche Tanzbühne en 1940-41. Après la guerre elle a constitué une troupe de danse (dissoute en 1948 pour raisons financières) et joue en 1946 dans sa ville de Dresden en ruine "Tänze für Käthe Kollwitz", avec des solos (déjà elle est toute revêtue de longs vêtements, tout l'inverse de la Körper Kultur allemande des années 1920). Elle a dirigé un moment l'Opéra ballet de Hambourg (1949-51). Elle se tourne alors vers les tournées (surtout) en Amérique latine avec son musicien Dimitri Wiatowitsch, rencontre un vif succès à Buenos Aires en 1952, 1953, 1955 et 1958 avec ses nombreux solos. Des reportages illustrés de ses spectacles gardaient la mémoire en son absence. En 1960 le ministère d'éducation de la province de Buenos Aires lui offre un contrat d'un an pour enseigner et former une compagnie au theatro argentino à la Plata. Dans sa troupe : Iris Scaccheri, Oscar Araiz, Lia Jelin, Suzana Ibanez, Susana Zimmermann... Elle y retourne en 1963 avec encore salles combles. En 1964 elle a proposé un autre projet à l'Institut privé di Tella (Buenos Aeres) mais qui ne s'est pas réalisé.
En Allemagne, en 1957 elle a dansé le rôle de la vierge choisie dans la mise en scène du "Sacre du printemps" chorégraphié par Mary Wigman à Berlin (dernier succès de M. Wigman). Mais dans la deuxième moitié des années 1960s, elle n'arrive pas à vivre de sa danse dans son pays (continue des tournées, elle est par ex. à Kabul en oct. 1966 via le Goethe Institute). La mode artistique en Allemangne d'après guerre avait basculé vers le ballet classique à sa grande incompréhension. Parmi ses solos, il y avait celui de 25 minutes sur le Boléro de Ravel.
C'est parce qu'il y a un vieux film que les plus connues aujourd'hui sont les 5 danses de 4 mn du "cycle" Afectos humanos (émotions humaines) créés à Berlin en 1962 : Eitelkeit (vanité), Begierde (désir), Angst (peur), Hass (haine) et Liebe (amour). Les brefs extraits ici sont muets alors que ces danses sont trés liées à la musique qui va avec (souvent percusssions) :

Dore Hoyer dans Begierde
extrait Begierde de D. Hoyer (in Wiley 2007)
Dore Hoyer dans Hass
extrait Hass de D. Hoyer (in Wiley 2007)
Dore Hoyer dans Angst (début)
extrait Angst (début) de D. Hoyer (in Wiley 2007)>
Dore Hoyer dans Angst (final)
extrait Angst (final) de D. Hoyer (in Wiley 2007)


Quant à Pina Bausch (1940-2009), Théâtre-danse de Wuppertal (à l'Est de Düsseldorf, où elle a réussi à greffer la danse contemporaine) à Nancy 1977 elle est présentée comme le grand retour après tant de persécutions puis oubli, du théâtre dansé expressionniste allemand (elle est passée à l'école de Kurt Jooss d'après guerre, mais cela lorsqu'elle était déjà une danseuse accomplie après quelques années aux USA). L'année suivante, en 1978, elle présentera "Cafe Müller"...





Biblio


anegeo 26/11/23